Récit du week-end de Philou dans le massif du Queyras avec ces deux potes Val’ et Pierrot accompagné par Antonin, guide de haute montagne.
Vous ne le croirez pas si je vous le dis, mais avant ce fameux week-end dans le Queyras je n’avais jamais chaussé une paire de ski de rando. C’est parti d’une histoire un peu folle. Une soirée grise de novembre, dans un bar du centre de Nantes où nous avons nos habitudes, nous nous sommes retrouvés Pierre, Valentin et moi. Nous, la bande que nous avions formée sur les bancs de la fac de médecine il y a presque vingt ans. Depuis quelques années, depuis nos célibats forcés, régulièrement, on se raconte nos déboires de médecin (mais pas que). A nous trois, on a le principal : la tête, le cœur et le corps : Pierrot, le neurologue, Val’, le cardiologue et moi, Philou, le médecin du sport.
Ce soir-là, Pierrot nous a raconté sa rencontre avec une patiente amnésique. Elle s’appelle Elodie. Son seul souvenir est une rando à ski à laquelle sa mémoire en perdition s’est accroché. Oui, un seul souvenir.
– « Forcément, elle veut retourner skier là-bas. Pour voir si ça revient. «
Là-bas, c’est le Queyras. Un pays dans un pays. Cet endroit où elle a vécu toute sa vie.
Val’ et moi, on n’a rien dit. On avait rarement vu Pierre aussi ému. Ce gaillard de presque deux mètres laisse en général peu paraître ses émotions. Après quelques instants de silence, Pierre a ébauché un sourire qui en disait long sur ses projets. J’ai tout de suite mis mon véto. Je ne suis pas très sportif pour un médecin du sport. Valentin, lui, prêche toute la journée à ses patients la sacro-sainte prescription : faites du sport ! Alors il s’est mis à la course à pied pour ne pas être de ceux qui conseillent aux autres des conseils qu’on ne suit pas soi-même. En plus, c’est un féru de ski de piste, il doit avoir une bonne base. Et Pierre n’est pas mauvais, ses parents avaient un chalet à Morzine où ils allaient trois fois par an quand il était gosse. Mais moi ?! Et puis pourquoi y aller tous les trois ? On n’était pas obligé de suivre Pierre dans son délire de ski de randonnée. Parce que bien sûr, la patiente l’avait convaincu : il ne s’agissait pas seulement de ski. Il s’agissait d’autre chose : d’un massif, de hors sentier, de nature sauvage, bref, de quelque chose qu’on ne trouve pas en réservant à la va-vite sur internet une promo tout compris, forfait -30%, studio pied des remontées. Bah non, ça serait trop facile.
Quatre mois plus tard, dans le train de nuit Paris-Briançon, je n’en menais pas large. On avait privatisé une cabine première classe, ça fait très haut standing dit comme ça, mais figurez-vous qu’on s’en est tiré pour 75 euros par personne. Je lisais avec la petite lumière, allongé de tout le long sur le dos, des infos sur le Queyras que débitait mon smartphone.
« Le massif du Queyras se situe à l’Est des Hautes-Alpes. L’unique voie d’accès l’hiver est la vallée du Guil à partir de Guillestre. La route est sinueuse pour accéder aux différentes vallées du Queyras, venir dans le Queyras l’hiver se mérite. La colonne vertébrale du Queyras est la rivière du Guil. Chaque vallée a son caractère et sa particularité pour la pratique du ski de randonnée. Nous allons décrire les particularités de chaque vallée pour la pratique du ski de montagne… »
Une angoisse sourde s’amplifiait à mesure que je lisais. J’ai fermé la page et j’ai préféré demander à mes compagnons leur état d’esprit. « Et les avalanches, vous y avez pensé? »
Val’ m’a rabroué d’un « mais t’inquièèèète, on a pris un guide. » Sa réponse était tellement cousue et recousue de toute pièce que j’avais du mal à lui apporter du crédit. N’avait-il pas oublier son passeport le jour où nous devions nous envoler pour la Suède ? N’avait-il pas promis que tout se passerait « comme sur des roulettes » sur le bateau d’un de ses copains alors que son pote, soi-disant expert, avait eu le mal de mer et avait vomi sur mon ciré ? Oui ! Sur MON ciré ! » Qui avait choisi notre guide et comment, je ne le savais même pas. Pierre a répondu, très sobrement, comme à son habitude. « Elodie est retournée chez elle au début de l’hiver. Elle ne se souvient toujours de rien. Elle a demandé à son mari le contact d’un guide. Il m’a conseillé d’aller faire un tour sur le site de Vertical Addict. » Ah, dommage qu’il y ait un mari, ai-je pensé. Peut-être allions-nous dans le Queyras pour sceller une histoire d’amour entre un médecin et sa patiente amnésique. Mais finalement sans doute pas. Nous allions dans le Queyras pour sceller une histoire de neige, voilà tout, et j’espérais seulement que des Esprits Généreux de la Montagne nous accueilleraient puis nous laisseraient ensuite repartir, sains et saufs.
Le jour était levé depuis peu de temps et l’air piquait quand nous avons fait nos premiers pas sur la terre du Queyras. Je sentais le froid remplir mes poumons. Ce froid-là n’atteignait pas les os car il n’y avait pas un gramme de vent, pas une particule d’humidité : tout était bleu dans l’ombre et jaune dans la lumière. Saisi par la beauté d’un paysage de gare, je me suis dit qu’on entrait dans l’inconnu par une porte invisible où un « bienvenue » venait de s’écrire entre deux wagons. Le train repartait sans nous car nous, nous étions descendus du train-train, nous faisions route direction Aventure.
Antonin notre guide, nous attendait, entre la barbe, un large sourire. A nous quatre dans sa kangoo, on a foncé au Loutousport de Guillestre. Une charmante Coline, qui m’a tapé dans l’œil je dois dire, m’a fait essayer deux paires avant de trouver la bonne. Et croyez-le ou non, j’étais super bien dans ces chaussures, rien à voir avec les chaussures de ski classiques. Puis nous avons traversé le parking en face et acheté quatre sandwichs à la boulangerie artisanale. Le soleil perforait maintenant le ciel et il réchauffait l’air rapidement. Pour un mois de février, on avait presque chaud.
Les nouvelles étaient bonnes : il y avait de la neige, de quoi s’amuser, a dit Antonin. Je ne savais pas ce qu’il entendait exactement par « s’amuser », je considérais l’effort physique qui allait venir comme une épreuve et j’appréhendais plus que tout la descente, mais Antonin semblait mettre du plaisir partout, comme on ajoute du sel à ses plats, sans réfléchir.
« Sans réfléchir », c’est sur cette nouvelle pensée que je me suis arrêté, en regardant derrière la vitre le paysage du Queyras s’ouvrir à mon cœur. J’ai regardé Pierrot qui était à mes côtés. Nous avons échangé une tendre poignée de main, comme au début d’un match de quart de finale. Ca allait être bien. Nous roulions entre un immense précipice et une corniche de roche d’où, parfois, se crochetait une eau gelée. Nous avons passé des tunnels forés directement dans la montagne, un barrage bleu turquoise, une rivière menthe glacée. Nous avons monté à travers la forêt de pin et, au loin, Chateau-Queyras était le trait d’union, au milieu de la vallée, entre l’adret et l’ubac. J’allais devenir montagnard. J’allais devenir plus : j’allais devenir Queyrassin. Je sentais en moi le fourmillement de l’excitation. S’il y avait eu de la peur, elle avait cédé sous l’émerveillement. S’il y avait eu de la peur, cela n’avait été que pour creuser un espace ouvert à présent. Arrivés dans le hameau de Meyries, carte IGN dépliée sur le capot, portable à la main avec la même carte sur son écran, Antonin a raconté, de sa voix grave, le ton enjoué, le programme de la journée. C’est un grand joueur qui prend les règles très au sérieux. L’anticyclone depuis des semaines avait maintenu des températures froides et la neige, au nord, n’avait pas bougé. L’idée, aujourd’hui, était de tester notre niveau. Il y aurait 600-700 dénivelé positif maximum. Et la possibilité de remonter pour les plus aguerris, « là », a montré Antonin du doigt. Nous allions nous perdre dans des vallons où les propriétaires des lieux n’ont aucun acte notarié, les chamois. Arva branché en bandoulière sur le torse, pelle et sonde dans le sac à dos, radio dans le sac d' »Anto », on étaient archi-prêts à les avaler puis les dévaler ces possibles infinis à conquérir.
La première impression était très éloignée de la lutte : à la montée, la glisse. Des mouvements amples sur un tracé en z, à travers les résineux et les écureuils curieux. Antonin nous a fait un itinéraire parfait, qui prenait du dénivelé sans transpiration à grosses gouttes, pas besoin de conversions lors des virages. On est arrivés aux alpages recouverts de leurs manteaux blancs et de quelques ondulations d’anciens passages de skieurs.
La ligne d’horizon parsemée de pics et de têtes, de cols et de plateaux, comme la sinusoïdale des électroencéphalogrammes, invitait mon cœur à battre, plus fort. Derrière moi, de plus en plus petits, des villages qui disparaissent de ma vue. Arrivés au sommet, rien d’héroïque, me dis-je finalement. Pourtant, le sentiment de plénitude était complet. Et quand j’ai regardé Pierrot, l’émotion de joie me saisit totalement. Il avait enlevé son bonnet et ses mains nues frottaient sa chevelure comme un garçonnet qui voudrait dire quelque chose et n’ose pas. J’entourais de mes bras ses épaules et Valentin fît de même, nous fûmes tout trois enlacés.
Anto nous a servi un bolée de thé sorti de sa thermos et on a décollé les peaux de phoque des skis. Je n’appréhendais plus ni les avalanches, ni les entorses de genoux. Je me sentais bien, tout simplement. C’était dingue, avec nos skis paraboliques qui tournent tous seuls et cette neige molle et légère. Quelques rainures au soleil brillaient de milliers de paillettes entre l’ombre des mélèzes. On a fait voler un lagopède qui s’était blotti blanc, dans la neige blanche, oups, pardon. Et j’ai continué ma descente, survolant à la surface de cette neige-nuage, priant pour que rien ne s’arrête jamais. Priant les dieux de cette montagne de me garder. Pour retourner où, de toutes façons ? Vivre ici et maintenant, il n’y avait plus que ça qui comptait.
Allions-nous devoir payer quelque chose pour ce surplus d’existence ? ai-je pensé. « Avons-nous pris des risques ? » ai-je demandé à notre guide, le soir, au bar de notre gîte. Antonin maîtrise son sujet. La gestion du risque est une affaire de degrés de pente là où l’on passe mais aussi au-dessus de nos têtes, à combiner avec le niveau de risque qui s’évalue en fonction de la qualité du manteau neigeux, qualité elle-même étudiée « en vrai ». Il ne s’agit ni d’une simple suspicion, ni d’un art, ni d’une expérience. Il s’agit d’une science que l’on élabore avec rigueur et précaution. « C’est pas si rare de mourir en montagne, pas vrai ? » J’ai décidé de casser l’ambiance, faut croire. J’ai imaginé que notre guide répondrait quelque chose sur le destin, l’alignement des étoiles, quand c’est pas l’heure c’est pas l’heure. Et nous, comme médecins, on en sait quelque chose. On a arrêté les prédictions depuis longtemps. Anto a répondu qu’il avait appris à ne pas écouter les sirènes de la poudreuse vierge de trace, ce serait à quel prix ? La prudence d’abord. Et la montagne aura toujours les moyens de nous rendre heureux, même quand nous renonçons. Voilà ce qu’il a dit, notre guide.
Le lendemain, on est retourné là-haut. On a repris les caresses des skis sur la peau satinée de la neige, on a repris le rythme des inspirations et des expirations, des mouvements qu’imprime le souffle de la marche sur nos âmes, on a repris les discussions de comptoir de fin de soirée, éméchés, à l’heure de midi et l’alcool en moins, juste perfusés d’endorphines et de dopamines.
Lorsqu’on est revenus à notre point de départ à la gare de Montdauphin-Guillestre, aux portes du Queyras et face aux Ecrins, il faisait noir et froid. Mais malgré les températures négatives, Pierre a enlevé son bonnet. Il a passé la main dans sa chevelure, a regardé ses pieds. Puis, il a tourné son regard vers les sommets et, après avoir gonflé sa poitrine, il a finit par dire : si je ne devais garder qu’un seul souvenir de toute une vie, ce serait sans doute celui-là : la montagne, les étoiles dans la neige et les étoiles dans nos têtes, nos cœurs, nos corps.
Il était devenu poète, le Pierrot. Et il nous a pris dans ses bras avec la force d’un Yeti.
Croyez-le si vous le voulez, Elodie a retrouvé la mémoire, elle a quitté son mari et est venue déclarer sa flamme dans le bureau de consultation de son neurologue préféré et moi, je suis revenu au printemps dans le Queyras. J’ai demandé à Coline si elle n’avait pas une paire de chausson d’escalade à me faire essayer, juste pour savoir si, par hasard, il n’y aurait pas chaussure à mon pied dans cette petite boutique de Guillestre…
Signé Philou.
Photos de Ludo lors de la traversée du massif du Queyras en ski de rando
Texte d’Amandine CAU