Récit de l’ascension du mont Viso par Amandine avec son compagnon Antonin, guide de haute montagne.

A 42 ans, accompagnée par son compagnon Antonin Louvat, guide de haute montagne,
Amandine Cau, autrice, s’initie pour la première fois à l’alpinisme lors de l’ascension, quasiment à
domicile, du mont Viso, le point culminant des Alpes du Sud. Retour d’expérience.

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Douze ans et six mois, douze ans et six mois que je suis « femme de guide ». On ne le dit plus dans cette société post-metoo, vraiment, c’est très mal vu. C’est pourtant ainsi que me l’avait présenté mon amie, à travers une foule épaisse, dans ce bar de Briançon, en montrant du regard ce jeune qui commandait au comptoir une bière : « c’est un aspirant guide ». Et mon inconscient avait formulé des crêtes et des sommets en sa compagnie, esquissant sur mon visage, perceptible, un sourire. « Femme de guide », c’était hors de question. Mais femme de voyages et d’aventures, de levers de soleil au bord du vide, oui, ça oui, pourquoi pas…
Sauf que. Sauf que j’ai le vertige.
Les premiers temps, Antonin m’a emmenée en grande voie à Ailefroide et à Freissinières. Puis, très vite, il s’est buté, une fois, puis une autre, à une difficulté majeure à relever : mon « non » de la tête, les yeux implorant, un cri animal entre agonie et détresse, « je ne peux pas. » Il ne s’est pas laissé démonter. Il a suggéré d’aller voir un mec-un-peu-mystique-qui-enlève-les-peurs. Ce que j’ai fait. Mais en fin de compte, ça a été la vie d’abord, tchou tchou à toutes vapeurs, un enfant, un terrain à bâtir, un deuxième enfant, les aléas qu’on n’avait même pas imaginé dans nos pires cauchemars, certains disent : la routine.
Puis un beau jour, après avoir dépassé le cap des quarante ans, les rêves sont revenus frapper la petite avancée de terre au-dessus de mon cœur : c’était bon. Bon, maintenant, il y avait une possibilité, ou une nécessité, je ne sais pas, l’un des deux ou les deux à la fois : le possible et le nécessaire, ils sont apparus, comme ça, sans crier gare. Et en même temps, c’est arrivé petit à petit. En premier lieu, l’achat de bascule, sans prétexte, d’un sac à dos. Une virée de quelques jours en itinérance vers Digne-les-bains, retrouver ce goût que j’avais quitté quatorze ans auparavant. Plus tard, une tentative de course de neige dans les Ecrins quelque peu scabreuse, accompagnée d’un petit chapelet d’angoisse, un banc d’essai. Puis ce fut, pour l’anniversaire, un duvet. Quelques jours de plus, dans le Mercantour, à se faire les mollets, les cuisses, le cœur. Et enfin, un matin, une proposition sortie dont ne sait où – de loin, probablement – qui semble pourtant être tombée là comme un cheveux sur la soupe : « Dimanche, on laisse les enfants chez Mamichou et on fait le Viso. »
Ce tas de caillou. Présenté comme un tas de caillou, le mont Viso ressemble plus au chat de Mèmère qu’à la panthère tigrée, on pense tout de suite : apprivoisable.
3841 mètres. C’est comme les prix à Inter, on retient 3000 et des brouettes. Acceptable.
1300 mètres de dénivelé en marche d’approche, j’ai déjà fait, donc faisable.
Deuxième jour, 1000 de plus jusqu’au sommet, pfff, facile.
Redescendre ensuite, on s’arrêtera en route. Ouf.
Troisième jour, quelques foulées de plus pour retrouver la Kangoo.
C’est marrant mais je n’y ai pas cru. Il y aurait des contre-temps, peut-être un tremblement de terre ou quelque chose de cet ordre. On a fait les affaires last minute, tout mis dans le coffre, rien oublié. Et quand on s’est retrouvé à 14 heures sur le petit parking du lac de Castello en Italie, partis de Guillestre, après avoir traversé le Queyras et pris le col Agnel, force était de constater qu’aucun empêchement n’allait plus m’empêcher de réaliser mon tout premier sommet – du moins, a priori.
J’ai oublié ma doudoune ! Bon, ça va, on peut pas penser à tout, hein. On a fourré dans le sac, le saucisson, la soupe en poudre, le comté, la paire de chaussettes, la tente, hop un petit pipi et c’est parti.

Marche d'approche dans la vallée


Que dire, sinon, par cette belle lumière automnale, que nous allions marcher sur le plus beau chemin jamais arpenté, et pourtant, dieu sait que j’en ai déjà pris des chemins. Il y a là un torrent qui laisse des vasques émeraudes ponctuer son passage, sous une tonnelle de mélèzes dont les couleurs changent en dégradé au fur et à mesure que nous avançons.
Nous croisons un trailer d’une soixantaine d’année qui s’est foulé la cheville (« sur terrain herbeux » tente-t-il de s’excuser) assis sur le côté qui attend (qui espère plus qu’il n’attend, puisqu’à ce stade il ne sait pas) un quad, un hélico ou même de simples béquilles. Il a fait le Viso, oui, ce matin. Ses traits sont tirés, il est shooté à l’endorphine malgré les regrets. « Un avertissement » m’avertit Antonin.
Le sentier quitte la forêt, deuxième à droite c’est pas compliqué. Mon guide privé se rafraîchit tout nu dans la rivière avant que les choses sérieuses ne commencent, il connaît la suite, moi pas. Je prends un peu d’avance. Un italien, qui ne parle ni anglais ni français ni rien d’autre qu’italien, puisqu’il est…italien, m’explique par gestes interposés « long » « dur » « tard ». Quelle est donc cette fameuse marche d’approche qui se rapproche à petit pas ? Une poignée de trois personnes qui font sacrément la gueule (des français) baragouinent une sorte de question inintelligible à laquelle je crois bon de répondre avant qu’ils ne nous engueulent presque de vouloir faire ce Viso, refuge bondé, sale journée. Il ne fallait pas faire ça un week-end. Bein, nous, on s’en fout, on a la tente, on est au-to-nomes et on fera ça un lundi, fallait y penser.
Cette fois-ci, ça monte « pour de vrai ». Le tas de caillou, je ne le voyais pas arriver si vite. Il est là, devant moi, avec parfois un petit câble pour se mettre dans le bain. L’eau, la mousse verte, la vie en d’autre terme, nous accompagnent encore, mais plus pour très longtemps.

marche d'approche du mont viso


Le soleil, derrière nous, chauffe fort avec l’effort que nous faisons mais il colore la montagne de façon nettement différente : il doit être 18 heures 30. J’ai déjà faim. Quelques noisettes à croquer et on continue doucement dans ce chaos de blocs que je n’arrive pas à dresser sous mes pieds inexpérimentés, je monte, je descends, parfois je tente des sauts. Avec Antonin qui guide mes pas, à la recherche de l’itinéraire (tous les chemins mènent au sommet) le plus
adapté, non pas par là, par là, c’est plus facile, le cairn, il est là, pas là, le chemin, c’est ici, pas là. Des tas de petits cailloux dans un champs de caillou pour montrer le chemin : c’est plutôt cool d’être avec quelqu’un qui sait « lire » ce genre de paysage ! Promis, au retour, on passera vers l’autre lac, triple ouf.


Et puis, lumière tombée derrière le rideau de la crête, on allumerait presque la frontale, c’est l’arrivée à notre premier bivouac, Forciolline, à prononcer « Forchiolline », perché à 2607 mètres. Les trois lacs, eaux profondes, les trois bouquetins (pas vraiment la chèvre de Mr Seguin) attachés, on en jurerait, à trois mètres du refuge, les trois italiens qui sont partis prendre l’eau du lac nous accueillent dans ce lieu devenu par cette règle de trois familier. Un « spot » avec un muret de pierre au pied de l’eau translucide et de galets noirs, d’où, très vite, le rose du ciel s’y miroite, forme le cadre 33 milles étoiles de notre nuit.

Le refuge bivouac Forciolline

« Quatre heures ? Ou quatre heures et quart ? » demande Antonin.
Réveillée rapidement par les ronflements assidus de mon voisin, j’ai trop chaud (pourtant on est quand même haut, non ? ) sur mon matelas Décath’ inconfortable au possible. J’ai l’impression que des dizaines de pierres se sont logées entre mes côtes. Bref, on dort très mal.

Quand soudain, un tremblement de terre !

Non, je rigole.
Quand soudain j’entends un « Il est 5 heures 30 » ! dit comme si on venait de louper l’heure de l’embarquement et de perdre les 9500 euros d’un voyage non-remboursable qu’on ne fait qu’une seule fois dans sa vie. Pas de la déception. Non. Une grosse frustration qui ne redescend pas même sous le ciel ébahissant-étourbiffant d’où s’exclame une lune presque pleine.
Frontale en pool-position, c’est décidé, on va prendre la cadence, allégée du sac à dos caché quelque part, et courir – puisque c’est une course (de montagne). On ne le voit pas le Viso. Et c’est tant mieux car cela pourrait être un poil décourageant. On ne le voit pas, pas seulement parce qu’il fait nuit, mais surtout parce que la morphologie de la montagne nous le cache. Et avec elle, le soleil qui va se lever. Parce que c’est après lui qu’on court. On traque ce moment en suspens, le plus loin, le plus haut possible, être aux premières loges pour apercevoir ses premiers rayons et être les premiers, nous allons y croire, les seuls, nous allons y croire aussi, au-dessus et en marge du monde. Mais le réveil tardif rend l’opération plus délicate. J’accélère le pas. Je suis le Guide, au sens de suivre, puis au sens d’être, parce que pris par le mouvement, je me fonds dans sa foulée légère. Etrangement, je ne suis pas essoufflée, mue moi aussi par ce désir viscéral d’être là-haut avant lui, avant le lever. L’obscurité m’aide à franchir les blocs, je vole, légère, rythmée par les clics clics des bâtons de marche qui touchent la pierre entre deux enjambées. On gagne du dénivelé. A travers le hublot que forment deux pyramides de pierres sur notre droite, nous y sommes, en partance. L’avion finalement a été pris. Le rose affleure l’horizon qui se loge dans cet espace offert par chance. A gauche la lune tamponne un ciel d’un bleu hypnotique.

On peut éteindre la frontale. Deuxième bivouac, Andreotti. Minuscule cabane de plage au couleur du drapeau brésilien. C’est très raide, on glisse. Attention ! Pierres ! Bruit pétaradant. A nouveau. C’est le début. Et c’est aussi l’accueil d’une maman chamoise et de ses deux petits dont on ne sait si elle se prémunit de nos indiscrétions en jetant son opprobre avec ses sabots lourds, ou bien, si elle souhaite nous présenter sa progéniture, fière comme c’est pas possible, en faisant sans faire exprès débouler ses bons gros pavés sur nos casques. On se déplace vite pour s’échapper mais elle nous suit, dix mètres au-dessus. Il me semble alors opportun de prendre pour acquis la première option et de lever tout malentendus. « Tes petits sont très beaux. Et nous ne faisons que passer. » Elle est belle, on l’envie. Ses adorables niños, des peluches. Quel privilège.
Les bâtons sont cachés, la corde est mise. Les mains et les pieds sont tous connectés à la Terre, à la verticale. L’escalade est facile, le rocher, blanc crémeux, rouge parfois, est bon. Il n’y a personne ni au-dessous, ni au-dessus. On cherche les marques jaunes. La lecture de la montagne, au plus facile. Les dièdres se grimpent comme des barreaux d’échelle, parfois un éperon à contourner, une petite sensation de décompression à effectuer, un palier. Mais je me sais en sécurité. Corde toujours tendue. Antonin soulève mes quarante-deux kilos, regarde, tu es attachée. Je ne risque rien. Ni en vrai, ni en faux. Parce que, oui, je l’admets volontiers, il m’est arrivé de craindre pour ma vie alors que rien, dans l’absolu le plus absolu, à part peut-être une météorite (et encore), ne la mettait en danger, mais juste la simple illusion pour mon cerveau reptilien qui ne connaît pas les techniques d’encordage de penser que là, tout de suite, il allait être possible de perdre l’équilibre.
En montagne, tout n’est que métaphore.
Je reste concentrée sur mes gestes.
Le topo indique entre deux et quatre heures pour l’ascension. Antonin, telle la sage-femme consciencieuse, annonce : le travail avance vite. Bientôt, on va pousser, on va le sortir, ce sommet.

A un petit balcon, mon regard, jusqu’ici rivé à mes pieds, se détache de mon propre corps, puis de celui de la montagne, et prend son envol jusqu’à très loin, jusqu’à l’infini. Je vole. La mer de nuage s’étale à perte de vue sur la plaine du Pô dans les heures dorées du petit jour. Nous sommes très haut, direction l’estime la plus haute de soi, parce que c’est avec ma sueur, avec mes muscles, avec mon sang que je suis arrivée ici. L’émotion me colle quelques larmes
au fond du thorax. Peut-être même jusque dans mon ADN.
Une heure quarante-cinq minutes. Pas mal pour un premier.
Quand on arrive au mont Viso, une dizaine d’italiens et de français se payent une tranche de fromage arrosée d’une rasade d’eau gelée. Franchouillard, ce modeste bar d’altitude où le chocard à bec jaune et l’accenteur alpin ont pris l’habitude de petit-déjeuner. Vue (im)prenable et toc.


Là-haut, ça capte. On envoie une photo de la nouvelle déesse de l’alpinisme à ses petits (qui s’en tapent le coquillard et attendent, plutôt, impatients, l’heure de leur virée au pumptrack). La vie n’est pas si loin…
L’heure de la descente sonne. Une légère constriction m’assaille (Masaii ! Nom d’une Schtroumpfette, t’es une guerrière ou pas ?) au niveau du plexus solaire, mais le vieil italien explique (en italien, donc) « le début, c’est la partie la plus dure », je comprends « après, c’est facile. » J’ai beau connaître la suite, on sait bien, en montagne, qu’il ne s’agit pas tant de monter que de descendre, paradoxalement.
Après une heure quarante-cinq, si on compte bien, ça fait trois heures et demie, au lieu des dix heures que le guide de haute-montagne m’avait prédit, avouez-le : des clientes comme moi, il en aimerait bien un peu plus souvent (Euh, ça va, les chevilles ? Bah, c’est pas pire, figurez-vous !). Re-traversée du désert de blocs, tête basse, batteries presque vides, deux heures se passent, les chevilles (les genoux, les cuisses) commencent à dire « MAYDAY », est-ce-que-
c-est-encore-loiiiiiiiiiin ? » Et cette fois-ci, la cliente devient super relou. Faim. Fatigue. Chaud. Doigts gonflés. Stries bizarroïdes au possible que les coutures de mon legging laissent sur la peau (symptômes des effets de l’altitudes). Et merde, j’ai mes règles. Manquait plus que ça. Un quart de bout de papier toilette disponible. Su-per.
Nous nous octroyons, pour la pause de 14 heures, au bivouac de Forciolline, plus que bienvenue, une soupe chaude sur le réchaud à gaz, agrémentée de pain sec, de l’ananas et des papayes séchés, un café et une sieste express. Pendant ce temps, la tente sèche.

Pas de rabe. Il faut déjà repartir ? Je sens que je suis sur la réserve. Le bouquetin apprivoisé ne parvient pas à m’encourager. C’est si beau. Le lac, ses reflets. Ses abords bleu pacifique. On ne pourrait pas rester ? On ne peut pas, non. Impératif horaire demain à 11 heures pile à Embrun. Le français, là-haut, nous avait parlé du sentier, petit dénivelé. RAS. La lumière est douce, en route.
Mais voilà que face à moi, à nouveau, s’élève un océan par Force 10, des ombres menaçantes de blocs qui, le trailer l’a dit, bah quoi, quinze minutes nan ?, mériteront des siècles pour être traversées. C’est que je ne vais pas de rochers en rochers en sautillant, moi. C’est que je rampe, avec mon sac, qui fait un quart de mon poids, en imaginant que si je ne rampais pas ainsi, il y aurait fort à parier qu’un de mes membres finirait dans un des gouffres, là, qui gît entre deux rochers instables, qu’il me faudrait alors faire un garrot suite à l’hémorragie que ma chute aurait inévitablement provoquée. Bref. On n’était pas arrivé.
Antonin, mon guide chouchou, a mis mon gros sac sur son gros sac et j’ai pu avancer (un peu) plus vite. Et au loin, sur un de ses promontoires, je le vois, avec dix rangées d’horizons derrière lui d’un bleu pastel que balaie une mer de nuage, si on peut dire, un ciel en dessous du ciel. Il me manquait le téléphone pour faire une photo. J’ai pris l’image dans ma tête, c’est pas pareil. Mais c’est bien, aussi.
Puisque le lac était à sec, nous avons continué en direction du bivouac Berrardo, à 2710 mètres d’altitude. Un couple de trailers, visiblement très émus de nous voir, « on s’est déjà installé », sous-entendu, « casse-toi, … » nous a, heureux hasard, convaincu de rebrousser chemin. Nous sommes retournés au niveau du lac desséché à 2835 mètres d’altitude sur ce joli plateau parsemé de cailloux couverts de lichens, cette fois-ci abordables, puisque posés entre
des herbes hautes aplanis par le vent. Nous ne quitterions pas le soleil ce soir. C’est lui qui partira en premier. Là-bas, à coté du très grand cairn, décidément, les humains savent choisir the place to be, nous nous sommes arrêtés et nous avons tenté d’arrêter le temps. Chaque seconde a été une seconde gravée, chaque lumière différente de la précédente, jusqu’à ce que la voûte céleste se zèbrent entièrement de liserés roses touchant là son paroxysme.

La nature aurait-elle voulu se parer d’un vêtement de fête pour célébrer avec nous la joie d’être allée plus haut et plus loin que je ne l’avais jamais fait auparavant ? Loin de moi l’idée d’espérer une récompense car on ne gagne pas à en attendre, il existe ainsi des miracles qui ne peuvent advenir que parce qu’on ne les attend pas. En revanche, sur cette ligne de montagne où j’ai trouvé à parler avec le Viso, à entretenir avec la montagne un dialogue, à la lire, à l’entendre,
je peux à présent voir en tous ses sommets au loin non plus un mystère, une sorte de poster inerte, mais bien des amours, à découvrir, à multiplier et à partager.

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